Fratricide [pv Melyah]

La nuit était tombée sur la forêt, et la beauté calme du paysage de jour s'était transformée en une inquiétante scène de cauchemar. Les arbres nus de l'automne dressaient leurs branches désincarnées comme une supplique vers le ciel, les buissons tordus semblaient se recroqueviller devant un danger innommable, la lune même se cachait derrière son nuage comme si elle ne supportait pas la vue d'un carnage à venir. Le silence régnait en maître sur la forêt, plus assourdissant qu'un cri.
Slïenna aimait tout cela. Loin d'avoir peur, elle était dans son élément, et se prenait à rêver qu'elle était elle même ce danger.
Ce soir, elle allait tuer, du moins, elle l'espérait.
Mais son sang pulsait dans ses veines, réclamant la mort. Elle avait installé son campement dans une clairière, se contentant d'étaler une couverture par terre et de dessiner un feu.
Elle sentait une présence s'approcher, petit à petit.
La jeune femme eut un sourire sadique. Depuis le temps qu'elle traquait le meurtrier de son amour perdu, peut être aujourd'hui allait elle enfin pouvoir la trouver et la tuer. Une piste qu'elle remontait depuis deux ans, et qui avait tendance à s'évaporer un peu trop souvent à son gré, l'avait conduite ici, et elle touchait au but, elle en était sure.
Elle contempla longuement la lame de sa dague, qu'elle avait aiguisée pendant des heures.
Elle allait aujourd'hui retrouver cette marchombre qui l'avait détruite en même temps qu'elle avait tué son amour, elle allait la torturer, pour qu'elle sache à quel point elle avait eu mal, car il était impossible de lui faire mal à elle, Slïenna, sans être puni, puis elle la tuerait à mains nues et la regarderait mourir. Alors enfin, son deuil pourrait être terminé.
Lentement, elle se releva. Elle portait un vêtement qu'elle avait exprès tailladé dans le dos pour qu'on puisse voir son tatouage, un dragon noir courant de son épaule à sa hanche, étendant ses ailes sur sa chair, preuve éternelle de ce qu'elle avait éprouvé pour Lui.
Elle pivota, et attendit son adversaire.

L'atmosphère de la forêt de Baraïl, si agréable d'ordinaire, était lourde et pleine de dangers. Même le paysage le sentait. Le ruisseau que Melyah suivait depuis maintenant plusieurs heures pleurait, étouffant les éventuels bruits. Les ténèbres étaient épais, de même que le silence alentour, excepté le bruit du ruisseau. Une lumière parvint toutefois dans le champ de vision de la marchombre, le rougeoiment tremblotant d'un feu de bois. A cette époque, le bois était entièrement trempé. Soit la personne qui se tenait là-bas était particulièrement débrouillarde, soit il s'agissait d'un Dessinateur. Ou d'un Mentaï.
A cette pensée, son sang se mit à bouillir.
Elle s'approcha, plus silencieuse que l'air qui paraissait posé en suspens autour d'elle. La jeune marchombre arriva rapidement à la clairière au centre de laquelle se tenait une jeune femme, debout et immobile, lui tournant le dos.
Ce dos justement, la fascina une longue minute. Le tissu du vêtement avait été grossièrement troué pour faire comme un dos-nu et laisser apparente la peau légèrement bronzée et musclée où un immense dragon noir avait été tatoué. Etrangement, la vue de cet animal légendaire et fantastique remua profondément Melyah, comme si elle sentait que ce tatouage signifiait quelque chose, qu'il n'était pas là par hasard.
Mais peut être se faisait-elle des idées.
Car la femme, là, devant elle, était une Mentaï, cela ne laissait nulle place au doute.
Et la marchombre n'avait nulle intention de la laisser sortir de cette clairière.
Vivante, s'entendait.
Sa main gauche, rapide comme l'éclair, dégaina une étoile de jet et la lança. Elle ne savait pas si la Mentaï l'avait vue, sentie ou entendue, ni même si elle serait suffisamment rapide pour arrêter le projectile qui fonçait dans l'air, produisant un léger sifflement, allant droit sur sa cible, l'épaule droite de la femme.
Melyah sourit, comme l'arme allait atteindre son objectif.

Le sifflement parvint à ses oreilles, ténu, mais brisant toutefois la pesanteur du silence. Sans perdre son sang froid, sans jeter le moindre regard en arrière, sans même montrer qu'elle savait, Slïenna attendit que le projectile ait presque atteint sa cible avant de pivoter à une vitesse hallucinante, tendant le bras gauche en avant, et rattrapant l'étoile de jet entre deux doigts.
Jeu dangereux auquel elle s'entraînait depuis qu'elle était toute petite, et qu'elle maîtrisait maintenant à la perfection, malgré qu'elle ait souvent failli y laisser des doigts. Toute la technique tenait à l'instant précis où on le rattrapait : une seconde plus tôt ou plus tard, et on pouvait dire adieu à l'usage de deux de ses doigts les plus importants.
La Mentaï était à présent face à son adversaire, une jeune femme qui devait avoir son âge, des yeux d'une couleur étonnante : ils étaient dorés. Cette couleur éveilla en elle un souvenir, un écho, plus ténu qu'un souffle d'air par une porte fermée. Autrement, elle était belle, très belle. Etonnamment, elles semblaient exactement contraires, comme si elles étaient faites pour s'affronter. Slïenna n'utiliserait pas son Don dans ce combat. Son combat.
Elles plongèrent chacune dans les yeux de l'autre, le doré se mêlant à l'argenté, et dans ce regard passa un accord tacite : pas d'armes. Seul le corps de l'une face au corps de l'autre, la seule manière de voir ce qu'elles valaient vraiment. Bien qu'elle ne soit pas réputée pour sa loyauté, que ce soit envers ses amis ou envers les paroles qu'elle donnait, la jeune femme blonde sut que celui-ci, elle le respecterait. *Dommage, pensa la Mentaï, qu'il n'y ait pas de spectateurs pour admirer la scène... Ca va être magnifique.*
Elles se dévisagèrent, s'approchant de plus en plus, surprises de trouver des ressemblances entre elles. Le même visage fin, notamment. Sans prévenir, énervée de se reconnaître en partie dans son ennemie, Slïenna attaqua.
Un violent coup de pied circulaire, visant les côtes de la marchombre. Qui para l'attaque. De nouveau, un éclair de surprise les traversa. Elles étaient d'égale rapidité !
Ce fut la marchombre qui attaqua à son tour, lançant un violent atémi destiné au cou de la Mentaï. Qui para l'attaque, mais vit venir trop tard le second coup, porté par le pied, visant les côtes. *Recopieuse* pensa la jeune femme en encaissant le coup, l'accompagnant pour ne pas tomber à terre. Toutefois, sa réaction fusa, immédiate...

La Mentaï réagit aussitôt au coup que Melyah lui avait porté. Elle enchaîna une suite de coups, tous plus puissants, rapides et vicieux les uns que les autres. Certains touchèrent leur cible, mais la marchombre les reçevait sans un gémissement et sans flancher, évitant ou parant tous les autres. Il y eut une légère accalmie, puis toutes deux se mirent réellement en mouvement, chacune tentant de porter à son ennemie le coup qui la ferait flancher. Atémis, coups de pieds circulaires, coups de poings, de tranchant de mains, de genoux, s'enchaînaient à une vitesse hallucinante, en même temps que les esquives, bloquages. Un éventuel spectateur aurait cru à un ballet de feux-follets, tant cette danse meurtrière était impossible à suivre à l'oeil nu. Ce combat prouvait bien la valeur de chacune, car peu de personnes auraient pu suivre un rythme aussi effréné sans tomber de fatigue, ou tomber sous les coups. Le sang commençait à couler. Malgré l'absence d'armes, elles réussissaient à se faire encore plus mal que si elles en avaient. Melyah sentit l'une de ses côtes craquer, probablement cassée, et ne put retenir un gémissement. Plus tard, elle brisa elle même la clavicule de son adversaire d'un coup de pied haut placé, et l'autre hurla. La férocité du combat augmentait de seconde en seconde, de même que le nombre de blessures de chacune. Une mare de sang se formait à leurs pieds, sang qui coulait de blessures faites sans objets tranchants, et pourtant, aucune d'entre elle ne voulait abandonner.
Comme un combat entre deux immortels qui savaient qu'ils n'avaient rien à perdre. La fatigue semblait avoir comme seul effet sur elles qu'elles se faisaient de plus en plus mal, qu'elles rajoutaient de la puissance à leurs coups pour parer à la vitesse qui régressait quelque peu.
Soudain, alors qu'elles ne s'étaient pas aperçues du temps qui passait, le soleil bascula sur la terre, éclairant la scène.
Ne tenant plus, la Marchombre et la Mentaï s'écroulèrent dès que la lumière du jour caressa leur peau.

Alors que le soleil pointait, la fatigue et la douleur forcèrent Slïenna et son adversaire à se laisser tomber au sol, dans la mare constituée de leur propre sang.
D'une voix épuisée, mais où perçait une pointe d'ironie, la Mentaï murmura, suffisamment fort pour que l'autre l'entende : "Peut être que pour une fois j'aurais dû parler avant d'agir... On fait quoi maintenant ?"
Avec difficulté, elle se retourna sur le dos. Sa clavicule la faisait atrocement souffrir, de même que pas mal d'autres blessures. Très haut, la cîme des arbres se balançait doucement, indifférente au drame qui se jouait ci-bas.
Finalement, elle se décida à dire :"Rien de tout cela ne serait arrivé si tu n'avais pas tué ceux qui te torturaient, il y a deux ans...Tu te souviens sûrement, il y avait parmi eux un jeune homme... IL devait avoir ton âge. Tu ne peux pas l'avoir oublié, son visage était tellement beau...Tu t'en souviens ?"
La Mentaï resta un instant silencieuse, seul le bruit de leurs respirations sifflantes et le vent dans les branches troublant le silence.
Voyant que la marchombre ne répondait pas, elle poursuivit "Cet homme, c'était l'amour de ma vie, sans qui je n'étais rien... Lorsque j'ai retrouvé son corps; baignant dans son sang, j'ai juré de retrouver son meurtrier et de le venger. Je le cherche depuis deux ans... Et la piste m'a conduite jusqu'à toi."
De nouveau, elle se tut, guettant une réaction de la marchombre.
Celle-ci s'approcha d'elle en rampant, et lui murmura "C'est vrai, c'est moi qui l'ai tué pour me venger de ce qu'ils m'avaient fait subir. Je vois qu'on ne sortira pas de ce cercle sans fin de vengeances. Puisqu'on ne peut rien faire, ni l'une, ni l'autre, permets moi de me présenter. Je m'appelle Melyah Lyyant. J'ai dix-huit ans"
Slïenna se figea, tout son corps glacé par un frisson soudain. Elle se retourna de manière à regarder la marchombre. Elle plongea ses yeux d'un gris acier dans ceux, dorés et limpides, de l'autre jeune femme, et murmura, d'une voix atone "Tu mens"

Etonnée par la réaction de la Mentaï, Melyah lui demanda "Pourquoi te mentirais-je ? Je suis la fille de Sayanel Lyyant, dont tu connais probablement déjà les exploits..."
Elle se tut, gémit et appuya sa main sur une blesssure profonde qu'elle avait au bras.
L'autre femme lui répondit soudain "JE suis la fille de Sayanel Lyyant. Je m'appelle Slïenna Lyyant et j'ai 18 ans."
Melyah en perdit la respiration. Des images remontaient à son esprit, celle de deux petites filles, l'une aux cheveux blonds, l'autre aux cheveux roux sombre, jouant dans un jardin toutes les deux sous le regard bienveillant de leur père. Elles couraient ensemble se jeter dans ses bras et il murmurait "mes étoiles" avant de les reposer à terre. Les regards des gamines se croisaient, l'un argenté, l'autre doré.
"Ce n'est pas possible.. Depuis le temps que tu as disparu.. Tu as renié ton père et ce en quoi il croyait, comment as tu pu ?" demanda la marchombre à celle qui était d'une simple phrase redevenue sa soeur.
La Mentaï sourit avec difficulté (un hématome était en train de se former au coin de ses lèvres) et répondit "J'ai appris d'autres valeurs. Il n'a jamais réussi à me retrouver, et moi je me suis débrouillée sans lui."
Melyah s'approcha plus près d'elle, en rempant. "Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? On ne peut pas continuer à se battre, je n'ai pas envie de te tuer puisque tu es ma soeur et que je t'ai aimé, quoi que tu sois devenue. Alors ?"

La Mentaï resta longtemps silencieuse, réfléchissant aux différentes possibilités qui s'offraient à elle. Finalement, ses yeux s'embrumèrent. Elle venait de prendre une décision qui ne l'enchantait pas du tout.
"Rapproche-toi de moi. Si on ne se fait pas soigner, on va mourir toutes les deux, et je n'ai pas envie de partir seule pour revenir et m'aperçevoir que tu t'es fait la malle. Quand on ira mieux, on verra."
La marchombre lui jeta un regard étonné avant de s'approcher encore d'elle. Quand elle fut à portée de main, Slïenna lui aggrippa le bras avec toute la force qui lui restait. Dans sa tête, elle dessina une porte qu'elle n'avait vu qu'une fois et qu'elle n'avait jamais traversée. Lorsque les détails furent suffisamment nombreux (elle avait mis beaucoup plus longtemps qu'à l'ordinaire, du fait qu'elle soit en train de mourir), elle effectua le Pas sur le Côté.
Elles étaient devant la porte de la Cité d'Orianne. La mentaï avait dépensé toute l'énergie qui lui restait. Elle s'évanouit.

[Suite : Entrée d'Orianne]

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